Jean-Christophe Berlot
« Je vais à Montréal pour terminer dans les 6 premiers. Je vais faire 6ème … » nous disait Kevin
Aymoz à Graz, après son élimination. Il y a quelques semaines, après avoir appris le report des
Mondiaux de Montréal, il disait à Paul Péret, de France Télévisions, qu’il commençait à réfléchir à
la saison prochaine, à ses musiques, à ses programmes. Moment privilégié de création : car Kevin
est un artiste, sans doute le seul véritable danseur dans le monde du patinage Messieurs actuel.
Patinage Magazine : Votre patinage est unique, très artistique, plein, riche. D’où cela vient-il?
K.A. : Quand on est sur la glace, on danse ! Le patinage doit être dans un mouvement continu, de la
première note de musique à la dernière. Il ne s’agit pas de faire tel port de bras qui se poursuit avec
la jambe qui s’ouvre : on est là pour créer quelque chose. Pas quelque chose de simple, d’ailleurs,
parce qu’on veut donner une tension à la danse. Regardez Guillaume (Cizeron) : sa danse est un
mouvement continu, tout son corps bouge !
Beaucoup pensent différemment. Ils considèrent le patinage comme un sport, ou l’expression d’une
technique. Or technique et artistique ne font qu’un.
P.M. : Cela doit vous prendre une énergie considérable ?
K.A. : On a pris des cours pour apprendre à connaître son corps, ses muscles. Vouloir monter son
épaule part d’un mouvement du torse. Faire bouger son corps s’apprend. Faire respirer son corps, le
faire avancer. J’ai appris à le faire depuis quelques années.
P.M. : Quand vous patinez, vous rayonnez littéralement sur la glace. Le Twirling Bâton, cette
discipline de votre jeunesse, a-t-il nourri votre patinage ?
K.A. : J’ai été Champion de France, et puis j’ai arrêté. J’y ai appris à faire aller l’énergie au bout
des doigts, au bout des pieds et encore plus loin. Pour qu’on puisse sentir l’athlète même de très
loin. Pour que son énergie puisse toucher tout le monde.
P.M. : Ceci explique cela … Vous enrichissez vos chorégraphies de ce que John Curry appelait des
« petits mouvements », le placement d’une main, un port de tête. Comment les préparez-vous ?
K.A. : Ce ne sont pas des petits mouvements : ils font partie intégrante de la danse. Je les prépare
comme pour faire une vidéo : je fais des cuts (des coupes). Chaque mouvement vient de quelque
part, d’un mouvement précédent. Quand on monte une chorégraphie, il faut savoir ce qu’on veut
montrer, ce qu’on peut faire, ce que dit la musique. A l’entraînement, on a une palette de
mouvements dans laquelle on va puiser.
P.M. : Cela signifie que votre programme doit beaucoup évoluer dans la saison ?
K.A. : Le programme n’est pas du tout le même à la fin de la saison qu’au début ! Le premier
programme de la saison est très réfléchi, il faut faire tel élément, tel autre élément, et ainsi de suite.
Ensuite, les mouvements deviennent naturels et on n’y pense plus. Je ne sais même pas que j’ai fait
tel ou tel mouvement dans un programme, tant ils sont automatiques !
En milieu de saison, on connaît le programme par cœur. Quand on maîtrise la chorégraphie, on
rajoute des choses pour l’améliorer. Un programme est comme une maison : on commence par les
murs, puis les meubles, les rideaux, la peinture ; et les photos sur les murs. Cela vient petit à petit.
A la fin, les mouvements sont plus faciles pour le corps. Au dernier programme de la saison, le
corps sait courir et danser tout seul. On ne se pose plus de question, y compris au plan technique.
Le programme devient une ligne unique et continue, parce qu’on le connaît. Le corps choisit ce
qu’il veut ajouter. Si les nouveaux éléments viennent bien, alors on les intègre à la ligne de la chorégraphie. C’est comme un puzzle : un élément complémentaire n’est pas une pièce en plus,
mais une pièce qui y a déjà sa place.
Quand la chorégraphie est intégrée, on pense technique. Et inversement. Le programme change un
million de fois par saison ! Il n’est pas un jour où l’on ne se dit pas : « ce serait mieux si … ». Il en
résulte des changements minimes, parfois imperceptibles mais qui accroissent la qualité du patinage
et la chorégraphie du programme.
P.M. : Vous donnez beaucoup de vous-même quand vous patinez …
K.A. : Tout patineur sur glace est narcissique ! Mais c’est un narcissisme de partage. On va
chercher le meilleur côté de soi-même pour le partager avec les autres. Même si … C’est par nos
défauts qu’on progresse.
P.M. : Où en êtes-vous des quads ?
K.A. : J’aimerais bien être comme Nathan Chen, et faire cinq quads différents. On essaie de faire le
Lutz, le flip, le boucle. Mais ce que j’aime dans le patinage, c’est l’art. Aujourd’hui il faut plus que
deux quads, mais je pense que deux suffisent en technique de saut, pour réaliser de belles
expressions, au-delà de la technique. Je pars avec deux quads, et dans deux ans ils seront parfaits.
Deux quad Salchow ou deux quad boucles piqués avec une exécution à + 5 (GOE) valent autant
que deux quad Lutz avec des GOE à +1 ou 2. Regardez Alena Kostornaia. Elle a la plus belle
qualité du patinage féminin actuelle. Elle est Championne d’Europe, elle a gagné la Finale. Or elle
réussit deux triple Axel, et pas de quad.
Un programme doit être beau, plutôt que fort. Il doit toucher les gens d’abord. La beauté engendre
la force. La technique vient après – et la compétition est faite pour cela. Un programme doit avoir
une âme – et on doit patiner avec son cœur. Le supplément d’âme est pour l’entraînement. En
compétition on ne partage pas son âme. L’âme peut s’ouvrir à l’émotion, mais on est là pour
performer. Si je patine avec mon cœur pour réaliser une performance, alors le supplément d’âme
vient.
P.M. : Vous avez l’air très affectif aussi …
K.A. : Je suis un animal ! J’ai besoin de cette connexion avec un maximum d’humains sur terre.
Pour performer, l’athlète a besoin d’une cohésion avec son coach. Je suis en connexion avec Silvia
(Fontana, qui l’entraîne avec John Zimmerman). J’ai besoin que ce chemin soit une aventure
humaine. Que j’y prenne du plaisir. Sinon, que retiendra-t-on quand on arrêtera ? On se souvient
moins des médailles que des performances. On oublie les champions olympiques ou du monde,
mais pas ceux qui ont laissé une trace. Quitte à arriver à un point donné, autant profiter de
l’aventure !